Environ 400 Roms vivent à Mostar. Exclus dès le plus jeune âge faute d’une prise en charge par le système éducatif et le gouvernement, ils subissent discriminations et préjugés. Une double-peine pour ces citoyens qui luttent tous les jours pour leur inclusion.
Par Sarah Costes, Rose Muthoni Thumbi et Ivana Mitrović
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« J’ai vécu dans une camionnette avec mes neuf enfants. Le matin, je les lavais, les changeais et les amenais aux stations-service, où les chauffeurs routiers se douchaient. Puis je les conduisais en cours. Parce qu’ils disent que les enfants doivent être bien habillés, propres. Sinon, ils ne les acceptent pas. J’ai tout fait pour qu’ils aillent à l’école. Pour ne pas qu’ils vivent ce que moi j’ai vécu. » Dina Halilović s’est mariée à 13 ans et a passé la plupart de son temps à mendier dans la rue. Elle vit maintenant avec son mari et ses enfants dans l’ouest de Mostar, dans le sud de la Bosnie-Herzégovine. La ville, en coopération avec l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), leur a trouvé une maisonnette au milieu des habitations des Mostariens en janvier dernier, une initiative rare dans le pays. Une cuisine, un séjour, une pièce pour dormir, une salle d’eau et une cour qui sert de jardin. L’humidité se répand sur le plafond. Ils sont onze « à survivre » dans ce logement.
Environ 80 000 Roms vivent en Bosnie-Herzégovine selon les estimations du Réseau de la petite enfance rom (Reyn), ce qui fait d’eux la minorité la plus importante dans le pays. À Mostar, ville principale de la région Herzégovine, ils sont près de 400, selon l’ancien représentant de l’Association des Roms, Ćazim Lulić. « La communauté rom est celle qui est le plus exposée aux inégalités : obtention de documents d’identité, accès aux soins, à une protection sociale, à un logement, à l’éducation, à l’emploi », constate Rebeka Kotlo, la présidente du Centre des droits humains de Mostar et professeure de droit à l’Université Džemal Bijedić, l’une des deux facultés situées dans la partie est de la ville. Pourtant, depuis 2003, la loi bosnienne interdit toute sorte de discrimination au sein du système éducatif.
Selon l’Organisation internationale non-gouvernementale Human Rights Watch, « seulement un tiers des enfants roms fréquentent l’école primaire à l’échelle nationale ». « Lorsque nous examinons la législation, il n’y a aucune discrimination envers eux. La loi a laissé la possibilité à tous d’avoir les mêmes droits, mais dans la pratique, c’est tout à fait différent », explique sans ciller Nedžad Jusić, depuis son bureau à Tuzla, à quelque 200 kilomètres au nord de Mostar, au sein de l’association Euro Rom qu’il a fondée en 2009.
La précarité, la faim et l’exclusion sévissent derrière les portes des maisons des différents camps roms de Mostar et n’épargnent pas les enfants, écartés du système scolaire. Isolé dans la périphérie de la ville près de l’Université Džemal Bijedić, ce campement compte une dizaine de maisonnettes. Brajam*et sa femme vivent dans l’une d’elles depuis plusieurs années avec leur fille de 5 ans et leurs garçons de 3 et 4 ans. À l’extérieur, devant l’étroit rez-de-chaussée aménagé, quelques bouts de verre et d’emballages de nourriture. Des pneus. Des portières détachées recouvertes de rouille. Des conteneurs blancs, briques, marrons, vestiges des derniers ravitaillements. Au fond du terrain, des dizaines de morceaux de ferrailles patientent en attendant d’être rénovés.
En ce matin d’avril, le quadragénaire originaire de Sarajevo, gants aux mains, jogging noir marqué de traces de terre, rentre chez lui avec sa camionnette blanche. La semaine, Brajam* arpente rues, réserves et déchetteries qui entourent la ville à la recherche de trésors à restaurer. Le week-end, il se rend au marché de Vrapčići pour les vendre. Une activité qui lui rapporte entre 300 et 500 euros par mois, contre 600 euros pour le salaire moyen.
L’école primaire est gratuite et obligatoire en Bosnie-Herzégovine à partir de 6 ans. Mais « entre les livres, les transports, le matériel scolaire, nous n’avons pas assez d’argent pour payer l’école », regrette l’homme, qui ne sait pas encore si ses enfants s’assiéront un jour sur les bancs d’une salle de classe.
Nedžad Jusić, lui-même Rom, est indubitable : « L’éducation n’est pas gratuite. Les parents doivent acheter des vêtements, des chaussures pour leurs enfants. Nos logements sont éloignés des écoles. Les billets de transport sont trop coûteux, un abonnement mensuel coûte une centaine de marks [soit environ 50 euros, ndlr] ».
Stigmatisés dès le plus jeune âge
En face du campement, à l’Institut pédagogique de Mostar, Nada* exprime son mécontentement : « La Bosnie-Herzégovine ne les soutient pas. Aucun enseignement dans la langue romani, ni de sensibilisation à la culture rom parmi le reste de la population ». Pourtant, l’article 8 de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales indique clairement : « La langue et culture d’une minorité importante en Bosnie-Herzégovine doivent être respectées et prises en compte au sein de l’école dans la mesure du possible ». La Mostarienne enseigne dans une école primaire de Stolac, à une quarantaine de kilomètres au sud de Mostar. Deux Roms y sont inscrits. Pour elle, « le manque de reconnaissance de la société et du gouvernement bosnien accentue cette exclusion qui débute dès le plus jeune âge ».
Pour Nada*, respecter la culture des Roms est primordial. « Le 8 avril dernier, en classe, j’ai annoncé que c’était la Journée internationale des Roms. Les enfants ont demandé qui ils étaient. Il est important de les sensibiliser très tôt. Nous veillons à ce que les Roms ne soient pas assimilés, mais intégrés. Pour qu’ils conservent leur identité », poursuit-elle au pied du petit escalier du numéro 116, tasse de café dans une main, cigarette dans l’autre.
Pour Nedžad Jusić de l’association Euro Rom, « l’éducation est cruciale afin de savoir comment défendre ses droits et aider les autres. Les parents roms sont pour la plupart analphabètes. Ils ne connaissent pas leurs droits ». L’an dernier, Dina Halilović en a fait les frais. Afin de scolariser ses trois derniers enfants, elle s’est rendue au Centre de services sociaux de Mostar. « Ils ont étiqueté mes enfants avec divers diagnostics pour les envoyer dans une école spécialisée pour troubles mentaux ». Elle sort un tas de documents de la commode du séjour. Gabriela, l’ainée, ne pourra pas passer son permis de conduire et « ne pourra absolument rien faire, car elle aura besoin d’un certificat médical pour prouver qu’elle est apte. Alors que par exemple, elle a appris le français en quelques mois », déplore sa mère.
La famille a passé 11 mois en France. Leur demande d’asile a été rejetée et elle est revenue à Mostar l’an dernier. La douceur du regard de Dina se dirige vers le dernier de la famille, 3 ans. Sa voix tremble : « Le Centre les a classés avec les enfants malades, alors qu’ils ne le sont pas. Voici ce que fait l’État. C’est plus facile pour eux de manipuler les enfants roms ».
Les discriminations et inégalités persistantes envers cette communauté ont alerté la Commission européenne. Candidate pour rejoindre l’Union européenne depuis 2016, la Bosnie-Herzégovine s’est vue accorder l’ouverture des négociations d’adhésion le 21 mars dernier. Un premier pas majeur pour le territoire des Balkans. Mais les avancées sont insuffisantes et l’UE exige encore l’application de 14 réformes. Parmi elles, la 13e priorité clé :
Dans son dernier rapport datant de novembre 2023 sur l’avancée du processus d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine au sein de l’UE, la Commission européenne fait état d’une « protection insuffisante des minorités, notamment des Roms ». Elle insiste sur la « nécessité de poursuivre les mesures d’accès aux services et de sensibilisation à leurs droits » dans l’ensemble du pays des Balkans. Pour cela, le gouvernement bosnien a mis en place un plan d’action local pour la période 2022-2025. Parmi les mesures, certaines se focalisent sur les besoins éducatifs des Roms : bourses d’études, soutien de mentors et de tuteurs…
Mais dans la pratique, les avancées sont à peine visibles. D’après Nedžad Jusić, « le pouvoir central exerce une discrimination systématique à l’égard des Roms, l’une des 17 minorités nationales en Bosnie-Herzégovine officiellement reconnues et protégées par la loi anti-discrimination. Nous devrions avoir un représentant qui défend l’égalité et les droits de toutes les minorités nationales ». Le quinquagénaire serre les dents. « La plupart des citoyens en Bosnie-Herzégovine considèrent toujours que les Roms sont de seconde classe et ne devraient pas bénéficier des mêmes droits ». Pourtant, le militant, lauréat du Prix de l’UE pour l’intégration des Roms dans les Balkans occidentaux et en Turquie 2023, est formel : « Tous les Roms veulent s’intégrer […] La plupart des citoyens et des institutions nous en empêchent simplement parce que nous sommes des Roms ».
Sanel Korugić, étudiant bosnien et rom, en deuxième année d’histoire à l’Université Džemal Bijedić de Mostar, partage le même avis : « L’État nous abandonne. Il ne considère pas que la communauté ait besoin de mesures de soutien. Pour lui, nous ne comptons pas comme le reste de la population ». Sanel fait partie des deux seuls Roms de son Université. Il est le premier de sa famille à avoir été aussi loin sur les bancs de la faculté. « La moitié des membres de ma famille n’a même pas commencé l’école », reconnaît à demi-voix le jeune homme de 22 ans, doudoune et chemise bleue sur le dos.
Dès l’école primaire, il a reçu des insultes de la part de ses camarades. Sur sa couleur de peau, sur son origine, sur le mariage mixte de ses parents, une Croate et un Rom. « Mon père insistait pour que j’aille travailler plutôt que d’aller étudier. Il me répétait que c’était inutile. C’est la façon de penser de nombreux Roms. Nous avons été habitués, par tradition, par manque d’encouragement et par une exclusion répétée, à avoir ce mode de vie. Mendier, travailler avec les déchets, réaliser des emplois physiques… », déplore-t-il.
D’autant plus que les discriminations se poursuivent même après les études supérieures. Parmi les rares membres de la communauté qui ont leur diplôme en poche, la plupart ne parviennent pas à trouver un emploi à la hauteur de leur niveau d’études. Le dos bien droit sur la chaise en cuir de son bureau du Centre des droits humains, Rebeka Kotlo le reconnaît, c’est une situation qui se reproduit systématiquement à Mostar, tout comme dans l’ensemble du pays : « La plupart du temps, les contrats sont temporaires, saisonniers. Et ce sont des métiers physiques ».
Selon la présidente du centre, il est nécessaire d’interagir avec l’État, les institutions, les organisations de tous les secteurs, mais aussi d’influencer toutes les communautés pour changer leurs comportements et leurs manières de penser. « Il faut mettre à disposition de la population Rom des informations de soutien et d’assistance et l’encourager à accepter le soutien, l’assistance. Il devrait donc s’agir d’une véritable synergie entre la société et l’État », termine-t-elle d’un sourire franc.
Sanel, de son côté, ne compte pas renoncer, lui qui aspire à devenir professeur d’histoire au lycée : « Si tu appartiens à une minorité nationale, tu dois t’affirmer. On peut construire la confiance, mais il faut du temps ».
(*) Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat de la personne.