Sarah Costes : « Nous n’avons jamais abandonné »

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Sur le papier, notre projet d’article semble risqué : raconter l’exclusion et les discriminations que subissent les Roms de Bosnie-Herzégovine par leur propre société en quatre jours de terrain, dix entrevues, des heures de derushages, 12 000 signes.

Avant d’arriver en Bosnie-Herzégovine, notre contact principal, une association de Roms à Mostar, avait accepté de nous rencontrer, de nous amener dans des campements. Notre porte d’entrée idéale. Nous étions lancées.

Lundi 22 avril, premier jour de terrain. « Bonjour, nous n’aurons finalement pas le temps de vous accorder une interview cette semaine. L’association des Roms de Mostar ». La porte se claque en une fraction de seconde. Comment représenter la parole des Roms si nous ne les écoutons même pas ? Comment représenter une population que nous ne rencontrons pas ?

Le temps est compté, il faut réfléchir vite. On nous a exposé un plan B. Un nouveau sujet. Un « au cas où ». Mais nous n’avons jamais abandonné. Même quand tous les signaux nous l’imposaient. Ivana et Rose ont passé des dizaines d’appels, j’ai envoyé une vingtaine de mails, nous avons arpenté la ville de Mostar pour discuter avec les responsables des écoles, sonné aux portails d’organisations découvertes à même le terrain, le jour J.

Parce que les Roms représentent une communauté nourrie de préjugés. Avec ce sujet, nous voulions aller au-delà de ces clichés. Donner la parole à ces populations oubliées et marginalisées. Une problématique trop peu traitée dans les médias ou jamais abordée en profondeur.

Alors Ivana, Rose et moi, nous sommes allées à leur rencontre par nous-mêmes. Toutes les trois liées par une motivation commune : lever le voile sur ces injustices. Nous nous sommes rendues dans un campement près de l’Université Džemal Bijedić à Mostar, où nous avons rencontré une famille de Roms. Leur gentillesse et le bruit sourd du marteau sur le fer résonnent encore dans ma tête. Le hasard nous a permis de connaître une institutrice révoltée par l’abandon de cette communauté. L’orphelinat Dječiji dom Mostar nous a offert l’opportunité de découvrir le parcours de Sanel, un des rares Bosniens et Roms à avoir atteint le Graal des études supérieures. Nous avons aussi été accueillies dans une maisonnette où vivait une famille. Je me souviens encore de la douceur de Dina qui nous tend des tasses remplies de café. Je n’oublierai pas le regard du petit dernier de la fratrie qui attend que je lui lance son ballon pour jouer avec lui.

Nous avons enchaîné les interviews. Peut-être trop. Parfois deux heures de suite. Notre sujet est devenu un puzzle. Mais nous voulions assembler la réalité.

Je cacherais un bout de cette aventure si je n’évoquais pas le stress que j’ai ressenti quand j’ai pensé que notre sujet allait s’écrouler. Je me voilerai si je n’admettais pas que la fatigue m’a fait douter tellement de fois. Je mentirais si je ne parlais pas du sentiment de colère et de tristesse qui m’envahissait dès qu’on nous parlait des conditions de vie de cette communauté, des discriminations misérables qu’elle subit au quotidien.

Je reconnais avoir eu peur de ne pas réussir à transmettre dans ce récit ce que les Roms nous livraient. Peur de ne pas bien transcrire leur mode de vie si différent de celui d’Ivana, Rose et moi-même. Mais la rencontre avec de nombreuses personnes qui souhaitent les aider, leur donner une chance de se construire un chemin face à tous les obstacles sur leur chemin, nous a aidées à mieux comprendre l’un des défis majeurs de la société bosnienne : l’inclusion des minorités.

Les capacités d’adaptation d’Ivana et Rose, comme si elles avaient fait ce travail d’interprète/fixeuse toute leur vie, nos fous rires idiots en signe de fatigue lors des chemins retours, nos debriefs sur les rives du fleuve Neretva à la nuit tombée, ou encore nos moments de silence respectés quand chacune en avait besoin, nous ont permis d’affronter tous ces défis et de réaliser un sujet dont je suis fière.

Alors merci. À Annika, Marion et Geoffrey de toujours avoir cru en nous, de nous avoir soutenues jusqu’au bout. À Ivana et Rose d’avoir fait de cette aventure, une expérience inoubliable et enrichissante. À l’équipe des reporters français, à nos soirées de travail partagées et vos écoutes plus qu’attentives pour que chaque sujet devienne le meilleur possible. Aux membres de l’équipe des Balkans qui n’ont jamais cessé de nous faire découvrir leur culture et qui, sans le savoir, ont mis un bout d’eux dans ce reportage. Et surtout, merci à Brajam, Đina Halilović, Nada, Nedžad Jusić, Rebeka Kotlo, Sanel Korugić et bien plus. De nous avoir accordé votre confiance, de nous avoir offert ce temps de parole, d’avoir contribué à ce morceau d’histoire.