À Mostar en Bosnie-Herzégovine, il y a deux villes. Il y a celle qui attire un million de visiteurs par an et celle qui voit ses jeunes partir. Pour cette dernière, ce n’est pas le nombre démesuré de touristes qui est la cause du départ, c’est souvent le désespoir.
Par Yann Guenon, Jana Erić et Tomislav Veble
À lire aussi sur :
« Il y a trop de tristesse ici », soupire Azra. Assise à la terrasse de Fabrika, un café connu à Mostar, dans l’esprit Starbucks, la jeune femme de 23 ans a emménagé à Mostar il y a 6 ans pour entamer des études d’infirmière qu’elle a maintenant terminées. Malgré un diplôme en poche, impossible pour elle de trouver un emploi dans son domaine. Cette situation la révolte : « c’est vraiment honteux ! Ici, il faut des connexions pour travailler dans le public, il faut connaître les bonnes personnes, pareil pour le tourisme, il vaut mieux connaître les propriétaires des villas de luxe. Tout est corrompu et il est difficile de trouver un taff » !
La jeune femme n’est pas la seule dans cette situation. D’après elle, toute la jeunesse est touchée : « Il y a beaucoup de personnes qui ne peuvent tout simplement pas trouver un emploi après leurs études, je connais même des médecins qui sont dans cette situation ». Selon les données de la Banque mondiale, un jeune sur trois âgé de moins de 25 ans serait actuellement au chômage en Bosnie-Herzégovine.
Azra va bientôt partir en Croatie pour travailler dans le tourisme. Elle a trouvé un poste de réceptionniste dans un hôtel à Trogir, petite ville sur la côte, pour 1300 euros par mois. Ce salaire est bien supérieur à celui qu’elle pourrait espérer si elle avait réussi à décrocher un poste d’infirmière en Bosnie-Herzégovine : « ici, le salaire est d’environ 500-600 euros, ce qui est vraiment misérable, tu ne peux rien faire avec cet argent ».
Le choix de partir est souvent évident pour les jeunes de son âge. Mais même si l’UE est proche – la frontière avec la Croatie se trouvant à une trentaine de kilomètres de Mostar – la décision est difficile : « Beaucoup de gens veulent partir parce qu’il n’y a pas d’espoir, mais ce n’est pas vraiment un choix », poursuit Azra. Selon l’Union pour un retour durable, une ONG qui œuvre pour faciliter le retour et l’intégration dans la société civile de la diaspora bosnienne, plus de 600 000 personnes ont quitté la Bosnie-Herzégovine depuis le dernier recensement de 2013, soit près d’un habitant sur cinq.
Au fur et à mesure que la discussion avance, Azra commence à se confier. « Un jour, un touriste américain m’a demandé ce que je voudrais faire pour changer la situation de mon pays. Ça m’a déstabilisée et les émotions ont pris le dessus. Je lui ai répondu : Je ferais tout pour virer les politiciens qui ne se soucient que de leurs sièges et volent le peuple, et s’il le faut, j’utiliserais la violence ! » raconte-t-elle la voix pleine de haine, s’empressant d’ajouter : « je suis désolée, je suis vraiment désolée, mais c’est la vérité, moi je veux voyager, je veux vivre alors qu’ici je peux seulement survivre ! »
Imaginer son futur face à l’exode
La question de rester ou de partir n’apparaît pas dans l’esprit des jeunes Bosniens au moment de découvrir le marché du travail. Elle apparaît bien avant. À la table du café se trouve aussi Freja, plus jeune qu’Azra. Presque tous ses amis du lycée veulent déjà partir. Mais contrairement aux autres, elle a un plan pour y parvenir : le football. Elle rêve d’évoluer au poste d’attaquante comme footballeuse professionnelle. Déjà en contact avec des promoteurs, toute sa famille envisage de quitter le pays dès que possible, peut-être pour l’Espagne.
Freja ironise sur le discours qu’elle entend au lycée : « Ici, les professeurs nous poussent à rester travailler à Mostar ou dans le pays, jusqu’à ce que ce soit eux qui partent ».
Les raisons économiques sont le premier facteur qui pousse la jeunesse au départ. D’après une enquête de 2021 du Fonds des Nations unies pour la population, 30% des jeunes de moins de 25 ans estiment n’avoir aucun avenir en Bosnie-Herzégovine. Certains essayent de trouver un travail puis décident de partir, tandis que d’autres grandissent avec l’idée que dans tous les cas, ils partiront. Mais l’argent n’est pas toujours l’unique raison. Freja explique : « Il y a beaucoup de tristesse ici, que nous partions ou non. La situation ne change pas, il y a trop de haine aussi. Je pense que c’est bien de quitter cet environnement et c’est pourquoi je suis heureuse de partir, parce que nous sommes encore tous traumatisés par ce que nos parents ont vécu ». Elle fait référence à la guerre qui a frappé le pays de 1992 à 1995 et dont l’ombre continue de planer au-dessus des nouvelles générations qui se sentent démunies face à l’impasse politique qui bloque le pays.
Les accords de Dayton, qui ont mis fin à la guerre en 1995, ont mis en place un système de gouvernance complexe. Encore sous tutelle internationale, la Bosnie-Herzégovine comprend trois entités qui cohabitent : la Fédération, à majorité croate et bosniaque ; la Republika Srpska, à majorité serbe ; ainsi que le district multi-ethnique de Brčko. À cela s’ajoute une présidence tripartite avec trois présidents représentant les trois peuples constitutifs, qui se relaient tous les 8 mois à la tête du pays.
L’exode est un sujet tabou chez les jeunes. Quand ils en parlent, ils ont du mal à s’exprimer et cachent leur honte, peur et regrets derrière un humour grinçant typiquement balkanique. Freja et Azra ne font pas exception à cette règle. Mais certains voient un futur différent en Bosnie-Herzégovine.
Le Sinatra Bar est un café huppé à Mostar. C’est le lieu qu’a choisi Ivo pour la rencontre. Fan de théâtre, il affiche malgré ses 28 ans un CV déjà bien rempli. Il s’est engagé dès le lycée en devenant président du conseil des lycéens de Mostar puis celui des étudiants. Il a aussi présidé le conseil de la jeunesse de la ville pendant neuf ans et a effectué un stage d’un an auprès de la délégation de l’UE en Bosnie-Herzégovine.
Ivo est plus positif en ce qui concerne la situation dans la plus grande ville d’Herzégovine. Selon lui, il faut garder espoir, Mostar est une ville pleines d’opportunités. Il s’explique : « je pense que la plupart partent sans avoir essayé de trouver une solution ici, ils choisissent directement la fuite ». Pour lui, cet exode massif des travailleurs est une opportunité pour la jeunesse mostarienne. « C’est simple, comme tout le monde part, des places se libèrent donc si on cherche bien, on trouve, il faut juste s’en donner les moyens ». Ivo n’a pas l’intention de quitter Mostar, son avenir est ici.
Une situation difficile à analyser
À quelques rues du café se trouve l’université Džemal Bijedić. Située du côté bosniaque, elle est l’une des deux universités de Mostar, une ville où Bosniaques et Croates de Bosnie-Herzégovine vivent souvent dans des quartiers différents. Des étudiants courent pour se cacher de la pluie. Ils choisissent avec précaution le toit sous lequel s’abriter car certains bâtiments n’ont pas encore été reconstruits depuis la fin de la guerre et menacent de s’effondrer. Dans l’un des édifices se trouve le bureau d’Esved Kajtaz, chercheur à la Faculté des sciences sociales. Ayant été scolarisé à Mostar dès son plus jeune âge, il s’est tourné vers la sociologie pour étudier ce phénomène d’exode massif. « Je m’oriente également vers la psychologie. En comprenant mieux l’individu, je comprends mieux la société, d’abord à travers ma propre expérience, puis à travers celle des autres », explique-t-il.
Pour le chercheur, il n’y a pas que les jeunes qui partent, même s’ils sont les plus nombreux dans cette tranche d’âge. Tous les secteurs professionnels sont touchés mais il précise que le secteur public est un peu moins frappé car les postes offrent une certaine stabilité et donc une sécurité financière. Il précise : « les gens partent principalement en Allemagne ». Selon un rapport de l’ONU de 2020 et l’office fédéral allemand des statistiques, les Bosniens choisissent de partir en priorité vers les pays frontaliers, puis vers les pays germanophones comme l’Allemagne et l’Autriche. Selon la même source, il y aurait actuellement 330 000 Bosniens partis vivre en Allemagne.
Pour faire comprendre à quel point la décision de partir est brutale pour les jeunes de Mostar, le chercheur tient à expliquer une chose : « se séparer de sa famille est douloureux à tous les égards. Culturellement, nous ne sommes pas habitués à nous séparer comme le font par exemple les jeunes en Occident, qui quittent le foyer à 18 ans. Chez nous, tant que le père et la mère sont là, nous restons près d’eux, c’est la tradition ».
Cet exode a pour lui une autre conséquence. Comme tous les jeunes partent, la situation pour ceux qui restent est de plus en plus difficile au fil du temps. « On peut le voir dans le système éducatif, il y a beaucoup moins d’enfants, et plus ils grandissent et moins ils voient leurs amis, précisément parce qu’ils ont trouvé leur espoir dans un autre pays. Les jeunes d’ici perdent littéralement leurs amis avec le temps », explique-t-il.
Plutôt pessimiste sur la situation de son pays, Esved Kajtaz garde espoir. Il espère que dans trente ans, à son départ en retraite, la situation se sera améliorée grâce aux nouvelles générations.
La question du retour
Ivana ne vit plus à Mostar depuis trois ans. Cette jeune Croate de Bosnie-Herzégovine, âgée de 29 ans, est diplômée de l’université de Mostar en radiologie. Elle aussi a essayé de trouver un travail dans son domaine d’études et elle aussi a échoué. Après avoir enchaîné les boulots saisonniers et alimentaires, elle a décidé de partir pour Munich et y a trouvé un travail à l’hôpital.
Sa situation financière est plutôt confortable en Allemagne. Elle gagne plus de 2000 euros, soit quatre fois le salaire moyen en Bosnie-Herzégovine. Les offres d’emploi sont nombreuses et une partie de sa famille vit à Munich avec elle. Malgré tout, elle pense à Mostar : « Je ressens le manque du reste de ma famille, de mes amis, du climat et de la nature, car je pense que la Bosnie-Herzégovine est un pays magnifique ». Pour compenser, elle essaye de se rendre tous les étés à Mostar. Le moment où elle doit repartir est à chaque fois déchirant mais elle commence à s’y habituer.
Pour elle, la question du retour se pose : « un jour, nous prévoyons avec ma famille de revenir à Mostar, je ne sais pas quand cela se produira exactement, mais nous avons le désir de revenir ici, bien sûr ». Elle pense que ce retour va commencer par celui de son « vieux père » qui vit lui aussi en Allemagne. Elle-même va bientôt se marier et avec son copain, ils prévoient d’acheter une propriété pour revenir. « L’Allemagne nous offre beaucoup d’opportunités professionnelles, mais je pense aussi que quelque chose va changer en Bosnie-Herzégovine. Je voudrais vraiment élever mes enfants dans mon pays ».
Preuve de ce besoin, Ivana a tenu à partager son point de vue sur les divisions en Bosnie-Herzégovine : « Je pense que les gens qui sont partis du pays se rassemblent une fois en Allemagne et oublient ces stupidités, ces différences ethniques, religieuses. Ils s’entendent et s’entraident, alors qu’à Mostar ce n’est pas le cas. C’est complètement différent, c’est triste, mais c’est ainsi. Je suppose que c’est une manière de rassembler les gens, quand ils partent, ils s’unissent dans le désespoir ».