Cloé Calame : « Que deviennent celles qui survivent ? »

Publié le

Nizama Hećimović, 37 ans, a été battue puis tuée par arme à feu par son ex-conjoint le vendredi 11 août 2023, à Gradačac, en Bosnie-Herzégovine. 

Cette histoire aurait pu ne pas faire de vagues. Selon les chiffres de l’ONU, la mort des femmes relève de la sphère intime. La particularité de celle-ci, c’est que l’assassin a décidé de diffuser son acte en direct sur son compte Instagram. « Vous allez voir à quoi ressemble un vrai meurtre », a-t-il dit pendant le live. Nizama Hećimović et les autres victimes qu’il a décidé de tuer ce jour-là ont été assassinées en direct sous les yeux de milliers de personnes, témoins par écrans interposés.

Trois jours plus tard, c’est dans la rue que ça s’est joué. Des manifestations se sont déclenchées dans les principales villes du pays : Sarajevo, Tuzla, Banja Luka… La colère est enfin devenue publique, dans la continuité des mouvements de type #MeToo qui ont démarré en Bosnie-Herzégovine en 2021. J’étais aussi de l’autre côté d’un écran lorsque Katarina nous a raconté l’histoire de ce féminicide, à Izabela et moi, lors de nos premières réunions. L’une Serbe, l’autre Croate et moi Française : à des milliers de kilomètres, nous connaissions toutes ce genre d’histoire.  La particularité des Balkans, c’est la jeunesse du mouvement, dont les voix sont encore peu audibles.

Pour en prendre la mesure, j’écume, un soir, les articles de différents médias. Je me renseigne sur les violences faites aux femmes là-bas, dont les mécanismes ne sont pas si différents d’ici. La lecture n’est pas facile : en anglais, en français, des larmes et des horreurs. Des histoires de femmes mortes, de familles dévastées, d’enfants orphelins. « Que deviennent celles qui survivent ? »

Il n’y avait pas d’histoire, pas d’article pour le raconter. Nous avons voulu le faire et il nous a paru important de nous focaliser sur l’angle économique. Comment font-elles, ces adultes qui n’ont plus de maison, plus de job ? « Le prix de la liberté » : peuvent-elles le payer et si oui, comment ? Le raisonnement paraissait simple et pourtant, on a eu l’impression de vouloir montrer l’invisible. Peu de personnes faisaient spontanément le lien entre les violences et l’argent. 300 marks convertibles qui disparaissent, c’est plus discret qu’un visage bousillé.

Nous n’aurions pas réussi si Tea Rebac, la psychologue du refuge Žena BiH de Mostar, n’avait pas accepté de nous parler. Les portes du refuge ne se seraient pas ouvertes pour nous. Les voix seraient restées confinées dans cet endroit secret, sans l’intermédiaire de Tea. Comme si c’était encore trop tôt, comme s’il fallait cette médiatrice entre elles et nous. Mais j’ai l’espoir qu’un jour, la honte change de camp. Qu’une fois reconstruites et indépendantes, ces femmes prendront la mesure de l’importance de leurs récits et de la puissance en germe dans leur voix.