À la dernière minute, j’ai rejoint l’équipe de Milijana et Marina, deux étudiantes interprètes, l’une de Banja Luka, l’autre de Sarajevo. Pendant un mois, elles avaient déterminé le sujet, l’angle et les interlocuteurs pour notre sujet : pourquoi les jeunes décident de partir de Bosnie-Herzégovine et comment lutter contre ce phénomène. Ce qui me stressait le plus finalement c’était de devoir m’approprier un sujet qui n’était pas le mien, de m’intégrer au groupe comme il le fallait et de remplir au mieux les objectifs de la semaine.
Très vite, je me suis rendue compte de la chance que j’avais d’être en équipe. Milijana et Marina avaient calé beaucoup de rendez-vous et fait beaucoup de recherches en amont. La communication entre nous a été la clé de notre compréhension pour le travail à faire ensemble. C’était aussi important pour moi qu’on développe d’autres liens que ceux “professionnels” donc dès le début, je me suis intéressée à elles et à leur vie.
Prendre le rythme
Je pense que si le projet a aussi vite et bien évolué, c’est aussi parce qu’on s’est très vite fait confiance et on a décidé très vite qu’il fallait parler de tout ce qu’on vivait pour se comprendre. Je me souviens de la première fois où les filles ont dû interpréter une interview. Elles étaient très stressées avant la rencontre. En plus, on filmait, ça présupposait donc de demander aux personnes de refaire certains gestes ou des mises en scène particulières. Pour moi aussi c’était une première. Mais je me sentais sereine parce que j’avais confiance en mon équipe.
L’exercice d’interprétariat consécutif est très surprenant quand on n’en a jamais eu l’expérience. Marina me faisait un bref résumé sur les propos du professeur en sociologie qu’on interviewait. De son côté, Milijana prenait des notes et aidait Marina si jamais elle avait des difficultés. Tout s’est très bien passé, j’ai eu les réponses que je voulais. Je sais que les filles étaient tout de même épuisées mentalement car ça demandait beaucoup d’énergie et de concentration, surtout pour une première fois. Je me suis aussi rendue compte que j’étais peut-être trop exigeante sur la façon dont je voulais diriger l’interview. Il a fallu également que je m’adapte. Évidemment, c’était frustrant mais c’était aussi une des raisons pour lesquelles on préparait en amont les questions et chaque interview dans son ensemble.
Et les barrières tombent
On a très vite réussi à trouver notre rythme après cette première journée. On s’est toutes les trois rendu compte du travail à fournir, des efforts à faire. Outre la barrière de la langue, il y avait celle aussi parfois de la culture et certains sujets pouvaient être plus délicats à aborder. Nous devions par exemple interviewer un homme politique pour connaître son avis et ce qu’il mettait en place réellement pour faire rester les jeunes dans son pays. Avant la rencontre qui était mercredi après-midi, on avait très peu évoqué les opinions de chacune. Il a fallu attendre que je discute avec un journaliste d’investigation, contre le gouvernement en place, le jeudi en fin de journée, pour qu’elles me disent toutes les deux que cette conversation était importante pour que je comprenne la situation du pays. Dans notre groupe, Milijana venait d’Herzégovine, était orthodoxe, Marina venait de Sarajevo et était catholique. Rien que ces différences étaient importantes à prendre en compte. Mais pour travailler ou profiter, ça n’a jamais posé problème.
Ce qui m’a impressionnée également, c’est la faculté des deux à se fondre dans l’exercice journalistique. Alors qu’elles n’avaient pas spécialement d’intérêt pour ce domaine, j’ai vu au cours de la semaine, une implication grandissante pour le sujet, une volonté de m’aider et de donner leur avis sur le reportage. Notamment lorsque nous avons interviewé ce fameux homme politique. Marina a directement capté ce qu’était la langue de bois et faisait un travail de journaliste en direct en sélectionnant ou en le faisant répéter certains propos. Peu à peu, nous avons vraiment illustré que nous n’étions pas qu’une journaliste et deux interprètes mais une vraie équipe qui se complète.
À chaque fois qu’on revenait d’une interview, on regardait ensemble et on sélectionnait ensemble ce qui était intéressant pour qu’ensuite, elles traduisent du mieux possible ce que disait la personne. Avec un organisme qui crée des programmes pour les jeunes, l’homme politique du gouvernement en place, deux étudiants, un qui veut partir, l’autre qui veut rester et un professeur en sociologie, nous avions tous les éléments pour faire un reportage complet. Je pense que ma plus grande difficulté étaient l’interview des deux étudiants parce qu’il y avait ces deux jeunes, deux caméras, deux interprètes. J’avais fait le choix de m’investir exclusivement en rédactrice et c’est là où je me suis dit que j’avais eu raison parce que c’était très difficile de gérer tant de choses pour un sujet avec de tels enjeux.
Jusqu’au bout
Au fur et à mesure, la semaine était fatigante mais c’était surtout parce que je ne voulais pas rater un seul moment de cette expérience. Malgré le rythme, c’était aussi important pour moi de décompresser le soir avec les autres Français (et le Suisse) mais surtout avec les Bosniens pour qu’ils nous partagent leur culture jusqu’au bout. Bon, personnellement, la nourriture n’est pas forcément ce que je retiendrai puisque je suis végétarienne mais les bières et l’ambiance dans les bars étaient mémorables. Le quizz, les concerts, le time’s up ou juste les moments ensemble, c’est ce qui a forgé le groupe. Ces moments étaient tout aussi importants pour rire, danser, trinquer et juste profiter. D’après moi, c’est ce qui a fait le vrai ciment dans tous les reportages. Nous n’étions pas seulement des collègues, on était des amis.
Je pense que le samedi a été le plus dur physiquement et mentalement. Nous avions toutes les interviews, tous les moments importants selon nous, maintenant c’était à moi de créer cette histoire et de la mettre réellement en forme. Je voulais être à la hauteur du travail de Milijana et Marina. Le plus difficile, c’était le montage et être sûre des sonores à mettre pour vraiment raconter de la meilleure manière qu’il soit. Tout le monde était un peu dans le rush mais c’était super de pouvoir avoir le regard extérieur d’autres personnes pour ne pas se noyer dans notre sujet.
Un résultat éprouvant mais dont on peut être fier(e)
C’est incroyable de se dire qu’on a vécu intensément pendant une semaine, qu’on a travaillé dur, et que, ça y est, on a réussi. On a réussi à traverser nos frontières, nos cultures, cette barrière de la langue et ces débuts délicats dans le métier. Mais on l’a fait : notre reportage vidéo sur l’exode des jeunes de Bosnie-Herzégovine. En une semaine, j’ai pu mieux comprendre pourquoi des gens de mon âge n’avaient qu’une seule envie, celle de fuir ce pays. Mais finalement, en une semaine, j’ai plutôt appris à quel point il était nécessaire d’être complémentaire et ne faire qu’un quand on fait appel à des interprètes.
Je pense que ce truc de “prendre une décision sans réfléchir” c’est ce qui a le plus fonctionné dans ma vie. Et encore aujourd’hui, cette expérience le prouve. Mais je pense qu’il y a une grande part du destin. On vient tous d’ailleurs et pourtant on était tous liés même avant de commencer cette semaine. Et pour pouvoir aujourd’hui écrire ce making-of, j’ai eu beaucoup de chance que ces mots décident de devenir réels. Ils m’ont donné l’opportunité de vivre l’une des plus belles expériences humaines de mes 23 ans d’existence. C’est beau le journalisme. C’est beau de pouvoir faire son métier et de ressortir toujours plus grand après un reportage.