Romain Carrupt : “Tant pis pour eux, la pita est bonne et les Bosniens sont en or”

Publié le

Il se dit “éreinté” et demande la signification du verbe “expier”. Tout en s’excusant pour son “français imparfait”. Interprète en or, Jovan Vujaković n’est pas seulement modeste et parfaitement bilingue. Ouvert sur le monde et lucide, il s’est révélé un partenaire indispensable pour ma semaine de reportage dans sa ville natale. Agréable à m’en faire oublier cette satanée compagnie aérienne, qui égare les valises sans donner de nouvelles…

Habillé de nouveaux vêtements mal ajustés et non rasé – la trousse de toilette quelque part entre Genève, Munich et Zagreb – je déambule avec Jovan dans les rues de la deuxième ville de Bosnie-Herzégovine. Nous sommes jeudi matin. Les patients se pressent devant l’hôpital local. Sur le perron, une infirmière attend vainement que son ami ambulancier termine son appel. Jovan l’interpelle. “Pourrions-nous parler de l’exode du personnel soignant, pour les besoins d’un reportage?” “Ç’aurait été un plaisir, mon bon Monsieur, mais mon employeur ne m’autorise pas à répondre aux journalistes. Il vous faut questionner le responsable des relations publiques ; son bureau se trouve là-bas, derrière ce bâtiment.

En revenant de sa pause, le porte-parole n’a malheureusement pas le temps. “Demandez plutôt au Ministre.” Pas terrible pour un reportage de terrain, vous en conviendrez? “Allez à l’école de médecine, à deux rues d’ici.

Pas de chance, les étudiants ne veulent pas s’exprimer sur le sujet. Ils se disent trop jeunes ou trop occupés. La conseillère aux études, la secrétaire du décanat et le porte-parole ont aussi les meilleures des bonnes excuses. “Le sujet est peut-être tabou”, me lance Jovan. Bien vu, l’ami. Mais ne lâchons rien. Les gens ont le droit de savoir.

Direction la pharmacie. “Vous avez une carte de presse? C’est quoi ARTE ?” La pharmacienne est difficile à convaincre. Impossible même à convaincre. “À 17h quand je quitterai ma boutique, je serai trop fatiguée pour vous parler. Et là, un client va bientôt arriver.” Je demande à Jovan si en Bosnie-Herzégovine, on prend rendez-vous dans les pharmacies. Sa réponse confirme que le sujet est définitivement tabou.

Nous devons nous résoudre à rentrer bredouille. Libre à eux de ne pas vouloir médiatiser un problème qui affecte la santé de la population, nous disons-nous. Dans un élan, ma foi subjectif, de défense endiablée de la profession de journaliste. Midi tapante à l’Université de Banja Luka. L’heure de la pizza pour Jovan. De la pita pour moi. Mais n’abusons pas. Le repas du soir sera à coup sûr copieux. Et la fête tardive, avec des Bosniens toujours de bonne humeur, drôles et festifs.

Ne le dites pas à Lufthansa, mais mon voyage aura valu la peine, même si je ne devais jamais revoir ma précieuse valise rouge.